Pouvoir Contesté

L'orgueil peut entraîner la chute d'un homme, d'une civilisation également.

Ecrite en 2003

Prix Pierre Fine, section conte. Scribe d'Opale de Fos-sur-Mer (automne 2003).

 

    Ce petit monde verdoyant resplendissait de beauté et dévoilait tout le pouvoir et la grandeur naturelle que pouvait enfanter l’univers. Pour se rassurer, chaque peuple des quelques mondes vivables avait nommé un potentiel créateur mystique. Mais personne ne connaissait la réelle origine de l’univers. Ici, les habitants de cette petite planète pouvait inventer n’importe qu’elle croyance que rien ne l’empêcherait de tourner imperturbablement autour de son étoile.     

    Ce peuple isolé, qui comptait plusieurs millions d’individus, vivait en harmonie avec son environnement, puisqu’il avait dû évolué pour pouvoir survivre sur leur monde. Ayant conscience du temps qui passait, ils écrivirent ainsi leur propre histoire, ils apprenaient des erreurs du passé et, avec leur formidable progrès technique, ils développèrent une technologie qui leur offrait un bonheur illusoire. Ils lui attribuèrent plus de puissance pour pouvoir vivre encore plus confortablement.    

    Depuis le balcon de la salle du trône, la Reine Zukun-Sehen observait les milliers d’ouvriers qui montaient les structures de l’armature du plus grand complexe jamais construit. Elle avait été longtemps opposée à ce projet, mais plus le temps avançait et plus elle était enthousiaste.    
Un homme d’un certain âge, affublé de toges grises un peu vieillies, se présenta à la Reine.    
    - Je vous attendais, Sénateur Damm-Emerich. Que vouliez-vous me dire ?    
    - J’aimerais émettre une requête concernant la construction.    
    - Soit, allez-y.    
    - L’architecte Tekslave s’obstine encore à vouloir décorer les voûtes et les piliers. Il parle aussi d’ajouter des statues. Tout cela va rallonger
considérablement la durée des travaux.    
    - Allez-vous le laisser finir ce qu’il a imaginé ? Certes, vous êtes
l’architecte en second, mais vous êtes un politicien et lui un artiste. Je lui en ferai part. L’important, c’est qu’il termine avant le coucher du soleil. Vous pouvez disposer.        
Le sénateur quitta le balcon en grommelant :    
    - J’arriverai bien à faire flancher ce créateur de monuments. J’ai un projet tout autre en ce qui concerne cette merveilleuse construction.    

    Les premières lueurs oranges s’élevèrent avec une extrême lenteur à l’horizon. Elles annonçaient la fin d’une longue journée qui avait duré près de quatre mois, pour laisser place à une nuit qui serait tout aussi longue.    
    - Que pensez-vous de tout cela, chevalier Hopedawn ?     
    - Majesté, même si je suis encore opposé à ce chantier, je vous suivrai quelle que soit votre décision. Mais il faut absolument que cette création soit la plus harmonieuse possible. Et il faut absolument résister aux pressions des sénateurs. Damm-Emerich a sa propre vision du complexe.

- Il y a beaucoup de problèmes à régler, mais c’est une occasion inespérée pour l’ascension de notre civilisation que l’on ait réussi à surpasser nos difficultés de langage... Quelqu’un pénétra dans la salle du trône avec fracas.

- Majesté ! Un incident vient de se produire.
- De quoi s’agit-il, garde ?
- Une des statues de pierre destinée au chantier vient d’être enflammée avec du

kérosène.
- A-t-on arrêté l’auteur ? Demanda Hopedawn.
- Non ! Les caméras de surveillance ont filmé un homme vêtu de noir et nos troupes n’ont

pu le rattraper. Il doit avoir des dons d’acrobate et une extraordinaire endurance. - Faites une enquête sur les lieux de l’incident et faites-moi un rapport.

Le garde quitta les lieux et une autre personne fit irruption. à chacun de ses pas, un léger nuage de poussière blanche se détachait de sa combinaison.

- Voilà mon ami, s’écria Hopedawn. Tu n’es pas trop triste pour ta statue.

- Non, il m’en faut plus pour me décourager, répondit Tekslave. Et Kybent’art sera terminé dans les délais.

- Kybent’art ? questionna la Reine.
- Oui, c’est le nom définitif pour le complexe, ma création.

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- Tu veilleras bien à ce que Kybent’art soit le moins déshumanisé possible bien qu’il s’agisse de la construction technologique la plus avancée.

- Bien sûr Hopedawn. J’y mettrai toute mon âme, assura Tekslave.
Le temps s’écoulait lentement et l’avancement de la construction de Kybent’art aussi. La Reine Zukun-Sehen, le héros légendaire Hopedawn, le sénateur Damm-Emerich et ses politiciens manifestèrent tour à tour leurs diverses suggestions afin d’apporter chacun leur contribution. Heureusement, l’architecte Tekslave était

là pour trancher.
Sans que quiconque ne s’en rendît compte, ils étaient tous épris par cette fantastique construction, ils étaient comme émerveillés, dominés par cette chose vivante. Et pourtant, Kybent’art était là, immobile, solidement plantée dans la terre. Elle avait pour seul mouvement son élévation vers les nuages.
Le seul qui restait de marbre devant cette masse technologique, c’était ce mystérieux fantôme noir impossible à arrêter, et qui continuait ses sabotages. Mais un tragique accident eut lieu.

- à quand remonte sa mort ? demanda Hopedawn catastrophé.

- Il y a deux heures, répondit le garde. Tekslave a reçu trois balles en pleine poitrine et une en pleine tête.

- Une arme à feu ? grommela Hopedawn. Un tireur d’élite donc, conclua-t-il inquiet. Bien ! Poursuivez votre enquête. Pour ma part je vais prendre personnellement les choses en main, les heures de liberté de ce fantôme noir sont comptées.
La Reine se rapprocha de son garde du corps personnel :

- Chevalier Hopedawn, vous êtes le plus grand de nos combattants, retrouvez-moi cet assassin. Je vais dire adieu à Tekslave.

Alors que le crépuscule était bien avancé, ce qu’Hopedawn avait craint le plus, était arrivé. La poursuite de la construction de Kybent’art fut confiée au Sénateur Damm-Emerich. Les travaux reprirent, mais l’aspect du complexe changea de visage. Le puissant chevalier Hopedawn alla rejoindre sa Reine.

- Majesté, je ne tarderai pas à coincer le meurtrier, je viens de retrouver l’arme du crime. C’est un fusil d’assaut utilisé par les tireurs d’élite. Etes-vous allée voir le corps deTeks?

- Non, je n’en ai pas eu le courage, avoua la Reine. Le sénateur Damm-Emerich s’annonça :

- Que me vaut votre visite, sénateur ? proclama la Reine.

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- Je vous annonce solennellement que la construction de Kybent’art est bientôt terminée. Et aussi que je pourrais vous aider à identifier l’épée du meurtre... l’arme à feu. Il s’essuya le front à l’aide de la manche de sa combinaison poussiéreuse. Excusez- moi Majesté, je ne me sens pas très bien. Il quitta les lieux...

Sous les rayons lumineux écarlates du soleil, Kybent’art ressemblait à une tour en flammes, elle paraissait diabolique. Au sommet, qui était encore innachevé, Damm-Emerich dominait la ville comme s’il était le maître absolu. Mais une ombre passa derrière lui et le précipita dans le vide.
Impossible...
Dans un craquement d’os insoutenable, il s’écrasa sur la terre battue...

- Majesté ! Le sénateur Damm-Emerich est décédé. Il a fait une chute de plus de cinq cent mètres.

- Chevalier Hopedawn, je m’en remets à vos puissants pouvoirs pour nous sortir de cette terrible crise qui pourrait faire chavirer notre société. Avez-vous arrêté le complice du meurtrier ?

- Le complice ? Quel complice ? demanda Hopedawn étonné.

- J’ai eu connaissance d’une information par un de mes espions. Après cela, j’ai ouvert le tombeau de Tekslave et avec stupeur j’ai découvert qu’il a été tué... Un filet de sang coula de la bouche de la Reine...

- C’est impossible.
- Et pourquoi ce ne le serait pas ? répondit Hopedawn.
- Hopedawn ?
- Oui.
- Tu peux m’entendre ?
- Bien sûr. çà t’étonne ?
- ...
- Désolé, mais j’ai pris le contrôle de l’histoire.
- Tu es sensé être le personnage qui sauve la Reine et toute la civilisation grâce à tes

puissants pouvoirs.
- Et non, c’est moi qui tue la Reine, le sénateur et le créateur de Kybent’art.
- Impossible. Tekslave a été tué par un tireur d’élite commandité par Damm-Emerich.
- Tu as eu une très bonne idée avec ce mystérieux fantôme et j’ai pu lire dans tes brouillons

que tu pensais le faire assassiner. Teks mort, cela permettait au sénateur de prendre le pouvoir et ainsi de démontrer la mégalomanie des politiciens et faire chuter

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Kybent’art. Mais j’ai pris la place du fantôme et je l’ai tué de mon sabre, comme j’ai tué la Reine.

- Tu peux lire mes brouillons ?

- Il y a des risques à donner trop de puissance à un personnage. Je peux même te dire qu’un de tes personnages clef était la Reine. S’appelant Zukun-Sehen dans votre langage germanique, j’en ai déduit qu’elle pouvait voir l’avenir. Et moi, Hopedawn, quel nom simpliste : Aube de l’espoir. Tout ce que je sais maintenant, c’est que je vais être le maître absolu, que Kybent’art sera indestructible et que, sous ta plume, c’est moi qui vais poursuivre l’Histoire.

Le chevalier Hopedawn, ancien héros invincible, se fit auto-proclamé Roi Suprême. Plus aucun autre personnage ne put se mettre en travers de son chemin, car c’était lui qui était destiné à sauver le monde. Il fit assassiner tous les sénateurs, mit en ruine le château royal qui représentait le symbole de la stabilité depuis près de mille générations et une fois Kybent’art transformée en forteresse sur-armée, il se cloîtra à l’intérieur.

- Je vais enfin vivre librement, être Dieu sur ce monde et me décrire à ma convenance, car l’auteur n’avait même pas pris la peine de le faire. Je peux dominer la technologie, influencer les actes de tous ces pauvres gens et je peux même empêcher le complots contre moi, tout simplement en lisant les lignes qui ont été écrites. Alors que penses-tu de ton personnage ?

- Tu vas tout simplement tuer ces millions de gens...

- Mais c’est toi le responsable, c’est toi qui m’a accordé tous ces pouvoirs. J’ai réussi à influer sur ton histoire sans que tu ne t’en rende compte, j’ai fait taire Damm-Emerich avant de le tuer. L’anti-héros ce n’est pas moi, c’est toi. Je ne suis qu’une résultante qui mène sa petite vie littéraire dans un petit monde verdoyant resplendissant de beauté et cetera et cetera comme tu l’as très bien décrite. Et le plus malsain encore, c’est celui qui lit l’histoire, bien assis dans son siège et laisse faire mes actes sans réagir.

- Hopedawn, tu sais très bien que tu ne pourras m’atteindre et que je peux te réduire à néant en une seule phrase.

- Ah oui fais-le ! Et ton histoire s’effondre comme un château de cartes, ce que tu voulais démontrer s’envole comme une feuille morte. Mais tu avais raison quand tu parlais de “pouvoir contesté”, la technologie qui efface la grandeur naturelle, le crépusculaire Damm-Emerich qui détrône la Reine Zukun-Sehen et bien j’en rajoute une, le héros qui détrône l’auteur. Tu as voulu me créer et m’attribuer de la puissance pour une liberté future. Bien soit, mais tu en paies les conséquences. La nuit va paraître encore plus longue sur ce

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petit monde.
- Tu entends. Tu entends le grondement qui s’approche ?

La plus terrible des tempêtes s'abattit sur la ville et sur le puissant complexe technologique. L’ouragan dura aussi longtemps que dura la nuit. Sous une telle énergie dégagée, kybent’art céda. Le feu consuma la forteresse, l’eau pulvérisa sa structure et le vent propulsa les débris dans les airs.
Hopedawn pouvait être l’homme le plus puissant de ce monde, il ne put résister à la colère... divine. Successivement l’esprit d’Hopedawn s’assombrit, il fut pris de folie et son nom s’effaça du récit. Il était mort.
à l’aube, la civilisation reprit le cours de ses activités sans le moindre souvenir du drame qui s’était produit. Pour les hommes, le temps était aboli, il s’écoulait sans qu’ils n’aient conscience de son défilement. Avec l’annihilation du temps, l’histoire s’écrivait toute seule et à leurs yeux, se répétait à l’infini.

La verdure régnait à nouveau en maîtresse sur ce petit monde qui tournait imperturbablement autour de son étoile. Les deux astres s’enfoncèrent dans la profondeur de l’espace.

Paris, début XXIe siècle.

Il est cinq heures du matin, voilà maintenant treize heures que j’écris et quel cauchemar littéraire je viens de vivre. Mon personnage principal qui prend le contrôle de mon histoire, il me faut tout relire pour m’en assurer. Très étrange, comme Nimrod, roi malfaisant de Shinar et bâtisseur de la mythique tour de Babel, détenait ses pouvoirs de vêtements magiques. Hopedawn aurait donc détenu ses pouvoirs d’une écriture magique ...?

- à mon tour de continuer d’écrire. Je viens d’acquérir le pouvoir ultime, celui de prendre le contrôle du corps du conteur d’histoire et j’ai enfin atteint le monde réel. à vouloir créer des mondes et des personnages trop grands ou trop ambitieux, cela l’a conduit à sa perte. Et c’est à moi de mettre le point final à cette histoire.

   

 

 

Commentaires

  • Jimi Colzato
    • 1. Jimi Colzato Le 04/01/2020
    C'est bon ca !!!

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